Enfant des Sources

Lettre de Mhenlo à l’Archiandre Melnak
datée, par estimation, à quelques mois avant la Fournaise.

Extrait

[…]
Pour changer de sujet et en venir à cette jeune moniale dont je vous ai entretenu récemment, force m’est de constater
que j’aurai bien du mal à définir qui elle est. Tout au plus me risquerais-je à aborder le sujet sous un angle indirect
en avançant, par exemple, quelques fragiles certitudes quant à qui elle n’est pas :

Ne cherchez donc pas de sombre dynastie ou de malédiction pesant sur ses épaules, encore moins d’honorable lignage,
et pas l’ombre de la moindre prophétie.
J’ai scrupuleusement, et selon vos indications, contrôlé chacun de ces points auprès des Maîtres bien informés :
héraldistes, devins, et autres – dont certains m’ont paru n’être que des charlatans (nous en reparlerons à notre heure) –
mais une fois de plus, je n’ai pas trouvé la moindre bribe d’information.

La seule vraie certitude que j’ai à son égard recouvre donc les circonstances qui m’ont amenées à partir pour les Sources,
et à découvrir son berceau abandonné parmi les joncs.

Avec votre permission, Maître, j’avancerai toutefois que, si ses origines restent obscures, les éclairer n’est peut-être pas
le point important. Je pense en effet que ce qui caractérise le mieux cette jeune moniale, n’est pas tant son passé que son
avenir, et cette étonnante aptitude qu’elle a, à le pressentir avec justesse et acuité.

A ce sujet d’ailleurs, je voudrais vous faire part de mes inquiétudes concernant Ascalon tout entier. En effet, voilà plusieurs
fois que Selenae est venue me trouver pour m’entretenir d’un danger imminent qu’elle sent au dessus de nos têtes.
S’il n’était le fait que ses précédentes impressions se sont révélées remarquablement justes, je ne vous en aurais pas
informé. Mais, eût égard à la troublante et régulière précision de celles-ci, je me sens aujourd’hui le devoir de vous rapporter
cette question, et de m’enquérir quant à la conduite à tenir.

Si en effet, il s’avère que nous comptons une prophétesse dans nos rangs, alors l’horreur qu’elle a dépeinte requiert que nous
commencions dès à présent à nous préparer.

S’il n’est pas déjà trop tard.

A cet effet, je me tiens, et tiens Selenae, à votre entière disposition. Votre dévoué,

C'était la fin de l'après-midi aux Sources Chaudes de Bergen, cette heure précise où les choses se parent d'une douce lumière dorée, et d'une étrange profondeur. Au soleil bas sur l'horizon, les végétaux répondaient par leurs messages puissants, exhalant ces fortes odeurs végétales qui s'emparent et peuplent les lieux à l'approche du crépuscule, comme autant de soupirs. On dit les arbres silencieux et les plantes muettes. Il n'y a rien de plus faux : c'est que l'on n'entend pas ce langage là.

Selenae posa les mains sur son ventre arrondi et sourit, calme et sereine. Le moment était arrivé. Elle le savait.
Une bouffée d'amour s'élança de son coeur vers ce petit être à venir.
Avenir... pensa-t-elle, tout était là.

Selenae regarda autour d'elle. Le lieu était désert. Cela aussi elle l'avait deviné. Il devait en être ainsi, et par une étrange concordance des choses et des heures, l'endroit s'était peu à peu vidé, pour faire place à ce qui allait arriver. Naturellement. Comme s'il s'était agi d'une contingence naturelle.
Selenae sentait aussi les douces lignes de forces rayonnant des mains de Dwayna, et qui dissimulaient les sources et les alentours d'un rideau de pudeur et de sérénité. Ceux qui voudraient s'y rendre ne trouveraient pas le lieu, ou bien changeraient d'avis. C'était ainsi.

Lorsque les premières contractions arrivèrent, Selenae ne fut pas surprise. Elle s'était préparée. Elle était prête. Ce qui allait se produire maintenant n'était plus que la plus douce des conclusions à des mois d'attente et de patiente résistance.
Elle s'installa à l'écart, ôta ses vêtements, et attendit tranquillement la délivrance.
Elle avait seize ans. Elle était belle. Et elle allait avoir une fille.

On raconte que dans les heures qui ont suivi, le soleil s'arrêta sur l'horizon, et que même les nuages retinrent leur souffle.
On raconte que le vent dans les arbres se prit à composer une mélodie apaisante, et que les insectes cessèrent de s'agiter. Que les animaux des alentours se rendirent là-bas en cortège et en silence, les faibles à côté des forts, les proies avec les prédateurs, et que même les plus insignifiants y rencontrèrent quelque chose qui les fit grandir.
Mais qui raconte cela ? Car à part les animaux et les plantes, qui peut prétendre avoir été présent ?
Et puis il ne s'agissait somme toute que d'un événement insignifiant au sein d'un monde d'insignifiance. Pour tous peut-être, sauf pour deux êtres...

Selenae posa sa fille sur son ventre et ferma les yeux, fatiguée, mais heureuse. Une larme de bonheur coula sur sa joue alors qu'elle sentait sa fille bouger sur elle. Le mouvement de ses si petites mains, le bruit de sa respiration, ses gestes maladroits et encore désordonnés, toutes ces petites choses sans importance et qu'elle avait tant désirées, et pour lesquelles elle s'était tant battue...
Personne ne sait si Selenae vît ou ne vît pas les animaux assemblés autour d'elles, ou si elle resenti la douce harmonie qui s'étendait à ce moment dans l'air du soir. Selenae n'était que douceur et pardon, amour, tendresse et attention, et infinie reconnaissance.
Elle était belle, elle avait seize ans, et sa fille était née.

Selenae posa la main sur la tête de sa fille et murmura une douce bénédiction. La protéger, elle savait le faire désormais, et rien ni personne ne pourrait plus aller contre cela. Elle la regarda et, déposant un baiser sur le petit front fragile, lui dit :

- ma fille, ma vie, mon bonheur et ma joie... je t'appelle Eurydice...

La silouhette encapuchonée se dirigeait avec empressement vers les contreforts de la citadelle. La pluie tombait depuis plusieurs heures, avec force et régularité, et les chemins étaient devenus des rivières de boue.
Protégée sous sa cape de voyageur, la silouhette aborda l'ultime tournant, se concentra pour ne pas glisser sur le dernier raidillon, et s'avança sur le pont-levis.

Le heurtoir, en forme d'ange sans visage, les bras croisés sur la poitrine, semblait monter vers le ciel. Quelques traces de corrosion donnaient aux plumes figurées un aspect étrangement réel. Le métal était vieux, probablement pluriséculaire. Ceux qui connaissent l'histoire de ce lieu et de ceux qui y sont établis savent d'ailleurs combien cette dernière estimation est sous-estimée...
La silouhette tendit la main vers le heurtoir et hésita un instant, puis le souleva. En retombant, ce dernier provoqua une onde de choc qui sembla se propager jusqu'aux tréfonds de la citadelle.
Une petite plaque de bois coulissa dans l'imposante porte, et une voix s'éleva :
- qui va là ?
- c'est moi Benorin, c'est Selenae. Je suis venue voir l'Archiprêtresse
- Ohhh ! Selenae ! Je crois qu'elle vous attend ! Entrez vite mon enfant ! Mais... quelle idée de vous déplacer par un temps pareil !
Selenae sourit discrètement.
- c'est que je n'ai pas trop eu le choix Ben...
Benorin sourit à son tour. Sa physionomie grossière et empatée pouvait inquiéter qui ne le connaissait pas. On aurait pu croire un ours. Pourtant, tout dans son attitude montrait la bonhomie et la bonté. Il commença à marcher dans la cour intérieure, boitant légèrement, et se retourna pour faire signe à Selenae d'avancer.
- Mais... Benorin... vous boitez toujours !
Benorin eut un sourire énigmatique, et regarda vers le ciel, ponctuant son auscultation météorologique d'un reniflement agacé. Puis, pénétrant sous le passage couvert, il s'essuya le visage et regarda Selenae.
- hmmmf... tant qu'il fera ce temps de cochon, j'ai bien peur que Dwayna en personne ne pourrait soulager ces maudits rhumatismes... Mais vous verrez mon enfant... quand vous atteindrez mon âge !
Benorin pouffa de rire, puis se reprit et, posant son énorme bras sur les épaules de Selenae, l'entraina doucement vers la salle de réception de l'Archiprêtresse.
- Venez mon enfant, Alcyde vous attend...

Alcyde regardait Selenae avec une curiosité non-feinte. Assise sur son fauteuil de réception, elle semblait calme, et physiquement intouchable. Et pourtant, quelque chose dans son attitude montrait que son esprit était profondément intrigué.

- Ainsi vous voici de nouveau, Selenae. Je savais que vous passeriez ici, et même quand d'ailleurs. Mais je dois avouer que ce qui m'échappe toujours, c'est bien le pourquoi. Je sens plusieurs choses troubles : un très grand danger, un très grand bonheur, je le sens, lui, ce cochon de profiteur manipulateur, et vous au milieu de tout cela. Je ne comprends pas. Allez-vous m'expliquer ?

Selenae ôta son capuchon, et ouvrit sa cape. Couchée contre son ventre et maintenue par d'adroits bandages, Euridyce reposait, endormie, la tête contre la poitrine de sa maman. Alcyde ouvrit des yeux ronds.

- Bonté divine ! Mais qu'est-ce donc que cela ?
- c'est ma fi...
- Merci Selenae, je vois bien que c'est votre fille, mais comment ce fait-il que je n'en apprenne l'existence que maintenant ?

Selenae sourit.

- Mère, c'est qu'il le fallait. Cet enfant a été l'objet d'un enjeu énorme et d'intenses convoitises. Aussi, ai-je pris la précaution de le cacher au monde. Par ailleurs, je suis moi-même une fugitive pourrait-on dire...

Alcyde leva un doigt, incitant Selenae au silence.
- Enfin, je commence à comprendre...
Elle sourit brièvement, puis reprit, amusée.
- je commençais à croire que j'étais rouillée... vous devez être très douée Selenae, pour avoir réussi à me cacher cela, aussi longtemps, et d'une aussi complète façon. Jusque sous mon toit et jusque sous mes yeux ! Soyez rassurée, si encore vous en aviez besoin : votre secret est bien gardé.

Alcyde sourit, amicale.

- mais venons en à l'objet de votre visite
- je...
- Taisez-vous ! Jeune moniale ! Et laissez-moi deviner.

Alcyde plissa les yeux et soudain, sembla comprendre.

- Votre demande est accordée Selenae.

Comme par magie, de jeunes moniales se présentèrent par une porte latérale.

- Mesdemoiselles, prenez soin de cette enfant. Elle se nomme... Eurydice... c'est bien cela Selenae ?
- oui Mère, acquiessa Selenae
- Donc, Mesdemoiselles, je réponds moi-même de cette garde, aussi j'insiste sur la nécessité de la plus complète attention !

Les jeunes moniales s'approchèrent de Selenae, qui défaisait les bandages qui tenaient Eurydice. Elles l'assistèrent dans cette tâche et recueillirent l'enfant que Selenae leur confiait. Selenae posa sa main sur la tête de sa fille qui, pour la première fois depuis sa naissance, serait séparée d'elle. Elle sonda du regard les jeunes moniales l'une après l'autre, et sût intimement qu'elle pouvait leur accorder sa confiance. Aussi, elle déposa un baiser sur le front de sa fille et, après une brève bénédiction, s'en écarta. L'angoisse qui la submergea alors failli la faire renoncer. Mais elle savait qu'ailleurs, d'autres êtres avaient besoin d'elle et lui faisaient confiance. Elle se tourna vers Alcyde.

- Mère, je vous remercie pour ce service que vous me rendez...

Alcyde écarta la remarque d'un geste de la main.

- Que ne ferions-nous pas pour vous, jeune Selenae... Nous sommes particulèrement fières et satisfaites de ce que vous avez fait, et de ce que vous ferez. Mais maintenant allez. Il n'est écrit nulle part que vous arriverez en retard pour votre mission.

Selenae s'inclina, et, ayant refermée sa cape de voyageur, fit quelques pas en arrière avant de se retourner, et de partir. Benorin sembla s'éveiller brutalement au moment où elle passait dans la cour battue par la pluie. Il la rejoint et l'accompagna jusqu'à la porte massive. Arrivés là, Benorin regarda Selenae avec tendresse et, cédant à une subite impulsion, la prit dans ses bras et la serra contre lui.

- Va Selenae, et reviens nous vite... !

Ayant fait jouer la serrure de la porte, il poussa celle-ci pour laisser le passage à Selenae puis resta un long moment là, sous la pluie, à la regarder partir.

- ET SURTOUT cria-t-il sous la pluie battante, SURTOUT REVIENS NOUS VITE !

Selenae descendait déjà le raidillon lorsque ces derniers mots parvinrent à ses oreilles. Elle se retourna, sourit et fit un signe de la main. Elle savait bien que Benorin, par la force des choses, ignorait tout de ce qui s'était passé, se passait maintenant et allait se passer. Alors, tout en continuant son chemin, elle murmura :

- je reviendrai Benorin... bien plus vite que tu ne le crois...

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